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un extrait de :

JEAN LE BLEU de GIONO

Les tapis magiques

Franchesc Odripano me donna une poésie.
Je rencontrai mon père dans l'escalier. Il avait un journal à la main.
« Tu as vu, dit-il, tu as vu, l'Américain a volé!
- Comment, volé ?
- En l'air! »
Il ouvrit ses bras en croix et il se mit à les agiter comme des ailes.
« Cinquante mètres », dit-il.
En bas, la charcutière avait acheté un appareil tout nouveau, On le remontait avec une clef, on mettait un cylindre en cire et ça jouait: Toi qui connais les hussards de la garde. Elle était en train de le faire jouer.
« Tu entends, me dit-il, ça et puis, voler comme des oiseaux, et puis la lanterne magique... Attends, toi qui es jeune, et tu verras. »
Nous étions sur le palier. Odripano s'avança jusqu’à son seuil.
« Qu'est-ce qu'il y a, père Jean ? »
Mon père montra le journal.
« L'Américain a volé.
- Ah! oui, dit-il,
- Ca n'a l'air de rien te faire ?
- Non, rien.
- C'est pourtant quelque chose.
- Non, dit Odripano, ça n'est rien. Entendons-nous, dit-il encore, ça n'est rien parce que ça ne changera rien.
- Comment, dit mon père, ça ne changera rien? Réfléchis. Je ne dis pas que cinquante mètres ça soit le bout du monde, ni de la chose d'ailleurs, mais c’est énorme pour aujourd’hui. Demain, ça sera cinquante kilomètres, puis, qui sait...
- Moi, je sais, dit Odripano.
- Qu'est-ce que tu sais ?
- Je sais que ça sera cinquante kilomètres sûr, et peut-être bien cinq cents ou cinq mille kilomètres...
- Oh ! Cinq mille, dit mon père...
- Oui, cinq mille, cinquante mille si tu veux. On pourra aller à la lune; ça ne changera rien.
- Tu trouves, dit mon père, et pourquoi ?
- Parce que tout le bonheur de l'homme est dans de petites vallées. »
Contre le mur, tout près de nous, il y avait des nids d’hirondelles et les mères venaient nourrir les petits.
« Oui, dit Odripano. Asseyons-nous sur l'escalier. Père Jean, tu as le temps. Il y a une chose qui est tout le tragique de la vie...
- Assieds-toi, fiston, dit mon père.
- Oui, de la vie, c'est que nous ne sommes que des moitiés. Depuis qu’on a commencé à bâtir des maisons et des villes, à inventer la roue, on n'a pas avancé d'un pas vers le bonheur. On est toujours des moitiés. Tant qu’on invente dans la mécanique et pas dans l'amour on n'aura pas le bonheur.
- Parle, dit mon père, je t'écoute. »
Et il bourra sa pipe.
« Tu comprends, je m'en fous de ta machine qui vole si j'ai la moitié du cœur qui saigne parce que l'autre côte lui manque, celui sans lequel il ne sera pas un beau fruit de la terre. Tu comprends ?
- Je comprends.
- Tous ces tapis magiques, ça va t'apporter des cargaisons d'ennuis, et du terrible, d'autant que tu attendras d'eux le charroi de la sensualité et de l'amour. Ne donne pas trop d'espoir à ce garçon, à moins que tu ne le destines au commerce. »
Mon père se mit à sourire.
« Oui, je le destine aux commerces, à tous les commerces, au pluriel. »
Odripano frappa doucement du plat de la main sur le genou de mon père.
« Cordonnier de mon cœur, dit-il, je sais que tu es aussi fort que moi dans tout ça. Pas plus fort, mais autant. C'est pourquoi tu m'as fait de la peine tout à l'heure avec ton journal.
« Tu sais où il faut faire des inventions ? Dans l'appel, dans la voix, dans le son qui sort de ton cœur. J'ai été dans le Tyrol et dans le val d'Aoste. Chaque fois qu'il y avait de la lune, les cerfs sortaient de la forêt. Ils se mettaient au bord, près de l'herbe, ils dressaient la tête et puis ils bramaient. De ma chambre, je les voyais, la-bas, tout blancs. Une fois, je suis parti du village de San Turetto et, en traversant le bois, j’ai entendu aussi des biches qui appelaient tout doucement. J'ai habité à Fiesole, sur la colline. Connais-tu la voix des lézards ? C'est comme si tu passais ton ongle sur les côtes d'un pantalon de velours. Et les courtilières la nuit ! Et les oiseaux et tout. Tout se cherche. Tout s’appelle.
« La grande malédiction du Ciel pour nous ça a été de nous faire des cœurs à un seul exemplaire. Un pour chacun. Une fois partagés en deux, il te faut trouver ta moitié exacte. Sans quoi tu resteras seul toute ta vie. Et c'est ça le tragique. Tu ne t'imagines pas le nombre de ceux qui ont le cœur mal complété.
« Tu veux que je te prédise ce qui arrivera, et le garçon le verra, s'il vit, Eh bien, voilà, au grand moment de l'espoir, ce sera la faillite de la magie. Tes tapis volants, on les chargera de pommes de terre et de carottes, On se dira: «Comment, on n'est pas plus heureux ?» Vous n‘êtes pas plus heureux parce que vous n'avez rien inventé de nouveau dans l'appel que vous faites autour de vous pour trouver l'autre moitie de votre cœur. Vous avez toujours votre petite voix du temps des cavernes. Bien plus petite. Et vous ne trouvez pas. Alors, on tuera son cœur, parce que ça sera trop difficile de vivre avec.
« Tu vois, cordonnier, mauvaises nouvelles dans le journal.
- Enfin, dit mon père, il en restera peut-être quelques-uns qui continueront à appeler, hé fiston ?
- Oui, dit Odripano, j'appelle encore, moi. Et pourtant je sais qu'on ne m'entendra plus.
- Et maintenant qu’on a mis les choses au point, dit mon père, au travail. Tu nous as bien parlé du cœur et guère du ventre. »
J'étais depuis un moment tout seul sur l'escalier à regarder les hirondelles quand Odripano m’appela doucement du fond de sa chambre.
« Viens, garçon. »
Il avait ouvert le tiroir de sa table en bois blanc et sorti un gros cahier sans couverture. Sur la première page, il avait écrit « Franchesc Odripano » puis « I sposi ». Il me tendit une feuille de papier.
« Tiens, dit-il, j’ai recopié ça pour toi et je l'ai traduit parce que c’est de l’italien. Je sais mieux ce que je dis dans ma langue. »
C'est pour faire suite, dit-il encore, faire suite à ce qu'on a dit. Souviens-toi, tout le bonheur des hommes est dans de petites vallées. Bien petites ; il faut que d'un bord à l'autre on puisse s'appeler.
Je regardai la feuille. C'était une poésie de saint François à sainte Claire:
« Entends-tu la cloche, sainte Claire?
« Je l’avais bourrée d'herbe et de terre pour que le battant ne batte plus et j’ai dormi sur mon bras replié pour casser ma force. Et maintenant je veux t'appeler, et je frappe le bronze avec l'os de mon poing pour que ma voix vole au-delà des collines,
« Entends-tu la cloche, sainte Claire?
« Non, car on a coupé tes oreilles et bouché leurs trous avec du miel de mouche comme on fait aux grues de combat pour les rendre jouteuses et âpres.
« Franchesc Odripano. - I sposi. »
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